Sujet du café-philo Octobre
Sujet du café philo
Gramsci et l’idéologie scientifique
Quand : en Octobre
Où : Molly Malone’s
Qui peut venir ? : tout le monde
Pour vous préparer,
Quelques liens
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Gramsci
Gramsci dans le texte : livre I : http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t1.pdf Gramsci dans le texte : livre II : Les cahiers de prison : http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t2.pdf
Quelques textes
La science et l’idéologie scientifique
http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/science_ideologies_scientifiques/science_ideologies_scientifiques_texte.html
L’affirmation d’Eddington : « Si dans le corps d’un homme nous éliminions tout l’espace dépourvu de matière et que nous réunissions ses protons et électrons en une seule masse, l’homme serait réduit à un corpuscule à peine visible à la loupe» a frappé et mis en mouvement l’imagination de G. A. Borghese (cf. son petit livre).
Mais que signifie concrètement l’affirmation d’Eddington ? À y réfléchir un peu, elle n’a qu’une signification littérale : elle ne signifie précisément rien d’autre qu’elle-même. Même si une telle réduction fut faite (et par qui ?) et étendue à tous les hommes, les rapports ne changeraient pas et les choses resteraient telles qu’elles sont. Les choses changeraient seulement si un groupe déterminé d’hommes subissait cette réduction : dans cette hypothèse, on aurait une concrétisation de quelques chapitres des Voyages de Gulliver avec les Lilliputiens, les géants et le bourgeois Gulliver.
En réalité, il ne s’agit pas d’un nouveau mode de pensée scientifique ou philosophique, mais d’un pur jeu de mots, d’une science romancée, d’une façon de poser les questions aptes seulement à faire rêver les têtes vides. Peut-être que la matière vue au microscope n’est plus une matière réellement objective, qui existe dans la réalité, mais une pure création de l’esprit humain ? On pourrait rappeler à ce propos le conte hébreu d’une petite fille qui a subi un très petit malheur… aussi petit qu’un coup d’ongle. Dans la physique d’Eddington et dans plusieurs autres manifestations de la science moderne, la surprise du lecteur naïf dépend du fait que des mots qui signifient des phénomènes déterminés sont arbitrairement utilisés pour désigner des phénomènes absolument différents. Un corps reste, dans son sens traditionnel, « massif » même si la « nouvelle » physique démontre qu’il est constitué de 1/1 000 000 de matière et de 999 999 parties vides. Un corps est, dans son sens traditionnel, « poreux » : il ne le devient pas avec la « nouvelle » physique, même après l’affirmation d’Eddington. La position de l’homme reste la même ; aucun des concepts fondamentaux de la vie n’est le moindrement ébranlé et, encore moins, renversé. Les commentaires des différents Borghese auront à la longue comme seul résultat de rendre ridicules les conceptions subjectivistes de la réalité qui permettent de semblables insignifiants jeux de mots.
Le professeur Mario Camis écrit : « En considérant l’extrême minutie de certaines méthodes de recherches, me revenaient en mémoire les paroles d’un membre du dernier Congrès philosophique d’Oxford qui, selon ce que rapporte Borghese en parlant des phénomènes infiniment petits qui attirent aujourd’hui tant l’attention, remarquait qu’ils ne peuvent être considérés indépendamment du sujet qui les observe. Ce sont des paroles qui conduisent à de nombreuses réflexions et qui remettent sur le chantier, dans des perspectives complètement nouvelles, les grands problèmes de l’existence subjective de l’univers et de la signification des informations sensorielles dans la pensée scientifique ». Ceci est, semble-t-il, un des rares exemples d’infiltration parmi les hommes de science italiens du mode de penser extravagant de certains scientistes, très souvent anglais, au sujet de la « nouvelle » physique. Le professeur Camis aurait dû — si l’observation rapportée par Borghese pousse à la réflexion — avoir premièrement réfléchi à ceci : la science ne peut plus exister comme elle l’a fait jusqu’à maintenant, mais doit, parce que les faits n’existent pas indépendamment de l’esprit des expérimentateurs, se transformer en une série d’actes de foi dans les affirmations de ceux-ci. L’ensemble du progrès scientifique ne s’est-il pas manifesté jusqu’à présent par le fait que des expériences et des observations nouvelles ont corrigé et élargi le champ des expériences et des observations précédentes ? Comment cela aurait-il pu se produire si l’expérience donnée n’avait pu se répéter, si, l’observateur changé, il avait été impossible de contrôler et de développer l’observation déjà effectuée pour dévoiler de nouveaux liens ? La superficialité des observations de Camis ressort clairement de l’ensemble de l’article d’où j’ai tiré la citation rapportée plus haut. Camis y laisse entendre que l’observation du philosophe du Congrès d’Oxford — qui a tant fait déliré Borghese — peut et doit se comprendre, non dans un sens philosophique, mais dans un sens strictement empirique. L’écrit de Camis est un compte-rendu du livre de Gösta Ekehorn, On the principles of renal function, Stockholm, 1931. On y parle d’expériences effectuées sur des éléments si petits qu’ils ne peuvent être décrits (la description est entendue, elle aussi, en un sens relatif) avec des mots qui soient valables et représentatifs pour les autres phénomènes ; l’observation de ces éléments ne peut par conséquent être séparée de l’observateur et être objectivée : tout expérimentateur doit arriver directement et par ses propres moyens à la perception de ces éléments en suivant minutieusement tout le processus. Posons cette hypothèse : le microscope n’existe pas et seules quelques personnes ont une acuité visuelle égale à la vision normale munie d’un microscope ; il est alors évident que les expériences de l’observateur pourvu d’une vue exceptionnelle ne peuvent être séparées de sa personnalité psychophysique et être répétées. Seule l’invention du microscope éliminera les différences d’acuité visuelle entre les observateurs et permettra à tous les savants de reproduire l’expérience et de la développer collectivement. Mais cette hypothèse permet d’observer et d’identifier une seule partie de la difficulté ; il n’y a pas seulement l’acuité visuelle qui entre en jeu dans les expériences scientifiques. Camis observe à propos de l’expérience dans laquelle Ekehorn pique un des glomérules rénaux d’une grenouille avec une canule : « cette expérience est conduite avec tant de finesse et est si liée aux indéfinissables et inimitables intuitions manuelles de l’expérimentateur que Ekehorn lui-même, lorsqu’il veut décrire l’opération de l’incision en oblique, affirme qu’il doit se contenter d’une vague indication, ne pouvant en formuler avec précision les règles ». L’erreur est de croire que de semblables phénomènes se vérifient seulement dans l’expérimentation scientifique. En réalité, en tout atelier existent, pour certaines opérations industrielles de précision, des spécialistes dont les capacités se fondent uniquement sur leur très grande sensibilité visuelle et tactile et sur leur très grande dextérité. On peut trouver, dans les livres de Ford, des exemples à ce sujet. Dans la lutte contre le frottement, on a fait des pas en avant considérables pour obtenir des surfaces lisses et non granuleuses (ce qui permet une épargne considérable de matière) ; à l’aide de machines électriques, on vérifie — ce que l’homme par lui-même ne pourrait faire — la parfaite adhérence des surfaces de matériaux. Ford rapporte à ce propos l’exemple d’un technicien Scandinave qui réussit à donner à l’acier une telle égalité de superficie que, pour détacher deux corps qu’on a fait adhérer l’un à l’autre, il faut le poids de plusieurs quintaux.
Pourtant ce qu’observe Camis n’a aucun rapport avec les rêveries de Borghese et de ses maîtres. S’il était vrai que les phénomènes infiniment petits ne peuvent être posés comme existant indépendamment du sujet qui les observe, ils ne seraient pas en réalité « observés », mais « créés », et tomberaient dans le même domaine que les rêveries de l’individu. On pourrait aussi poser la question : le même individu peut-il « deux fois » créer (observer) le même fait ? Il ne s’agirait pas alors de solipsisme, mais de démiurgie et de sorcellerie. Ces rêveries — et non les phénomènes (inexistants) — seraient ainsi, comme les œuvres d’art, objets de science. L’ensemble des hommes de science qui ne jouiraient pas de cette faculté démiurgique étudieraient scientifiquement le petit groupe de grands savants thaumaturges. Mais si au contraire, nonobstant toutes les difficultés pratiques soulevées par les différences de sensibilité individuelle, le phénomène se répète et peut être observé objectivement et, indépendamment les uns des autres, par différents hommes de science, que signifie l’affirmation rapportée par Borghese sinon précisément qu’elle est une métaphore pour indiquer les difficultés inhérentes à la description et à la représentation des phénomènes observés ? Ces difficultés me paraissent être facilement explicables.
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l’incapacité des hommes de science à exprimer par l’écriture les phénomènes microscopiques : ils ont été jusqu’à maintenant didactiquement préparés à décrire et à représenter les seuls phénomènes macroscopiques ;
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l’insuffisance du langage commun, forgé lui aussi pour rendre compte des phénomènes macroscopiques ;
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le faible développement de ces sciences ; l’exigence du progrès de leurs méthodes pour pouvoir être expliquées au grand public à l’aide de la communication écrite (seul un petit nombre privilégié d’initiés peut avoir une vision directe et expérimentale de ces sciences) ;
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enfin, il faut rappeler que plusieurs expériences microscopiques sont des expériences indirectes, à chaîne, dont la solution « se voit » dans les résultats et non dans le processus lui-même (par exemple, les expériences de Rutherford).
Il s’agit de toute façon d’une phase transitoire et initiale d’une nouvelle époque scientifique, phase qui a produit, en se liant à une grande crise morale et intellectuelle, une nouvelle forme de « sophistique » qui rappelle les sophismes classiques d’Achille et de la tortue, du grain dans un tas de grains, de la flèche décochée qui ne peut s’arrêter, etc. Toutefois ces sophismes ont représenté une phase dans le développement de la philosophie et de la logique, et ont servi à raffiner les instruments de la pensée.
Nécessité de recueillir les principales définitions qui ont été données de la science (dans le sens de science naturelle). « Etude des phénomènes et de leurs lois de ressemblance (régularité), de coexistence (coordination), de succession (causalité). « D’autres tendances — qui tiennent compte du fait que la science établit entre les phénomènes une relation telle qu’il soit possible de s’en rendre maître par la pensée et de les dominer pour les fins de l’action — définissent la science comme « la description la plus économique de la réalité ».
La question la plus importante soulevée par le concept de science est celle-ci : la science peut-elle donner — et si oui, de quelle façon — la « certitude » de l’existence objective de la réalité dite extérieure ? Pour le sens commun, la question n’existe même pas ; mais d’où provient la certitude du sens commun ? Essentiellement de la religion (du moins en Occident, où elle vient du christianisme) ; mais la religion ne peut servir de preuve ou de démonstration : elle est une idéologie, l’idéologie la plus répandue et la plus enracinée. On peut soutenir que c’est une erreur de demander à la science comme telle la preuve de l’objectivité du réel, puisque cette objectivité relève d’une conception du monde, d’une philosophie et ne peut donc être considérée comme une donnée vérifiable scientifiquement. Quel peut alors être l’apport de la science à la solution de cette question ? La science sélectionne les sensations, les éléments primordiaux de la connaissance : elle considère certaines sensations comme transitoires, apparentes et fausses parce qu’elles dépendent de conditions individuelles particulières, et les différencie des sensations durables et permanentes qui sont au delà des différences de perception entre individus.
Le travail scientifique a deux principales caractéristiques : premièrement, il corrige continuellement le mode de connaissance, rectifie et renforce les organes sensoriels, et élabore de nouveaux et complexes principes d’induction et de déduction, c’est-à-dire qu’il affine les instruments mêmes de l’expérience et de son contrôle ; deuxièmement, il applique cet ensemble instrumental (d’instruments matériels et mentaux) pour distinguer ce qui dans les sensations est nécessaire de ce qui est arbitraire, individuel et transitoire. On établit ce qui est commun à tous les hommes, ce que tous les hommes peuvent contrôler de la même façon indépendamment les uns des autres, pourvu qu’ils aient respecté les mêmes conditions techniques de vérification. « Objectif » signifie précisément et seulement ceci : on affirme comme étant objectif, comme réalité objective, la réalité qui est vérifiée par tous les hommes, qui est indépendante de tout point de vue individuel ou de groupe.
Mais au fond même ceci est une conception particulière du monde, une idéologie. Toutefois cette conception, dans son ensemble et par la direction qu’elle indique, peut-être acceptée par la philosophie de la praxis, tandis que celle du sens commun doit en être rejetée, même si elle conclut matériellement de la même façon. L’objectivité du réel est affirmée par le sens commun dans la mesure où la réalité — le monde — a été créée par Dieu indépendamment de l’homme, antérieurement à l’homme ; le sens commun exprime par conséquent la conception mythologique du monde ; il tombe d’ailleurs dans les erreurs les plus grossières lorsqu’il décrit cette objectivité ; le sens commun s’est en grande partie arrêté à l’astronomie de Ptolémée, il ne sait pas établir les liens réels de causalité, etc., c’est-à-dire qu’il affirme « objective » une certaine « subjectivité » anachronique, ne pouvant même pas concevoir que puisse exister une conception subjective du monde et ignorant totalement ce qu’une telle conception voudrait ou pourrait signifier.
Mais toutes les affirmations de la science sont-elles « objectivement » vraies ? De façon définitive ? Si les vérités scientifiques étaient définitives, la science cesserait d’exister comme science, comme recherche, comme expériences nouvelles, et l’activité scientifique se réduirait à une divulgation du déjà vu. Ce qui n’est pas vrai… pour le bonheur de la science. Mais si les vérités scientifiques ne sont pas définitives et péremptoires, la science, elle aussi, est une catégorie historique, un mouvement en continuel développement. Sauf que la science ne pose aucune forme métaphysique d’« inconnaissable », mais réduit ce que l’homme ne connaît pas à un empirique « non connu » qui n’exclut pas la connaissance, mais la rend dépendante du développement des instruments physiques et de l’intelligence historique des hommes de science.
Si c’est ainsi, ce qui intéresse la science n’est donc pas tant l’objectivité du réel, mais le fait de l’homme qui élabore ses méthodes de recherche, qui rectifie continuellement les instruments matériels renforçant ses organes sensoriels, qui affine sans relâche ses instruments logiques (y compris les mathématiques) de discrimination et de vérification : ce qui intéresse la science est donc la culture, c’est-à-dire la conception du monde, c’est-à-dire le rapport de l’homme et du réel par la médiation de la technologie. Même pour la science, chercher la réalité hors des hommes — cela entendu dans un sens religieux ou métaphysique — n’apparaît rien d’autre qu’un paradoxe. Sans l’homme, que signifierait la réalité de l’univers ? Toute la science est liée aux besoins, à la vie, à l’activité de l’homme. Sans l’activité de l’homme, créatrice de toutes les valeurs, mêmes scientifiques, que serait l’« objectivité » ? Un chaos, c’est-à-dire rien, le vide — si cela même peut se dire, car si on imagine que l’homme n’existe pas, on ne peut poser l’existence de la langue et de la pensée. Pour la philosophie de la praxis, l’être ne peut être disjoint de la pensée, l’homme de la nature, l’activité de la matière, le sujet de l’objet : si on effectue cette séparation, on tombe dans une des nombreuses formes de religiosité ou dans de vides abstractions.
Poser la science à la base de la vie, faire de la science la conception du monde par excellence, celle qui libère de toute illusion idéologique, qui pose l’homme devant la réalité telle qu’elle est, signifie retomber dans l’erreur de croire que la philosophie de la praxis a besoin de soutiens philosophiques étrangers à elle-même. Mais, en réalité, même la science est une superstructure, une idéologie. Peut-on toutefois dire que la science — spécialement depuis 1700, depuis qu’on lui accorde un rang particulier dans l’appréciation générale — occupe une place privilégiée dans l’étude des superstructures dans la mesure où son action sur la structure a une plus grande extension et une plus grande continuité de développement que les autres instances superstructurelles ? Que la science soit une superstructure est démontré par le fait qu’elle a subi des périodes entières d’éclipsé lorsqu’elle fut obscurcie par la religion, idéologie qui dominait et qui affirmait avoir absorbé la science elle-même ; à cette époque, la science et la technique des arabes apparaissaient aux chrétiens comme une pure sorcellerie. De plus la science, malgré tous les efforts des savants, ne se présente jamais comme pure notion objective : elle apparaît toujours revêtue d’une idéologie ; la science est en réalité l’union du fait objectif et d’une hypothèse ou d’un système d’hypothèses qui dépasse le pur fait objectif. Il est cependant vrai que, dans le domaine scientifique, il est relativement facile de distinguer la notion objective du système d’hypothèses par un processus d’abstraction qui est inscrit dans la méthodologie même des sciences et qui permet de s’approprier l’une et de repousser l’autre. Voilà pourquoi un groupe social peut faire sienne la science d’un autre groupe sans en accepter l’idéologie (par exemple, l’idéologie grossière de l’évolution) ; les observations de Missiroli et de Sorel à ce sujet ne valent donc point.
Il faut noter qu’existe, à côté de l’engouement superficiel pour les sciences, la plus grande ignorance des faits et des méthodes scientifiques, faits et méthodes qui sont très difficiles d’accès et qui le deviennent toujours davantage par la progressive spécialisation de la science et par la formation continuelle de nouveaux rameaux de recherche. La superstition scientifique apporte avec soi des illusions si ridicules et des conceptions si infantiles que, par comparaison, même la superstition religieuse en sort ennoblie. Le progrès scientifique a fait naître la croyance et l’attente d’un nouveau type de Messie qui apporterait à ce monde le paradis terrestre : les forces de la nature, sans l’intervention de l’homme, mais par le fonctionnement de mécanismes toujours plus perfectionnés, donneraient en abondance à la société tout le nécessaire pour satisfaire les besoins des hommes et pour rendre la vie facile. Contre cet engouement dont les dangers sont évidents (la foi superstitieuse et abstraite dans la force thaumaturgique de l’homme porte paradoxalement à stériliser les bases mêmes de cette force et à détruire tout amour du travail nécessaire et concret ; elle porte à rêver comme si elle était un nouveau type d’opium), il faut combattre avec différents moyens, dont le plus important devrait être une meilleure connaissance des notions scientifiques essentielles, par la divulgation de la science par ceux-là mêmes qui la font et non pas par des journalistes omniscients ou des autodidactes prétentieux. En réalité, on conçoit la science comme une sorcellerie supérieure parce qu’on attend trop d’elle, et, par conséquent, on ne réussit pas à évaluer avec réalisme ce qu’elle offre de concret.
Pourquoi et comment se diffusent, en devenant populaires, les nouvelles conceptions du monde?
http://www.reveilcommuniste.fr/article-antonio-gramsci-introduction-a-l-etude-de-la-philosophie-119018150.html
Est-ce que dans ce processus de diffusion (qui est en même temps un processus de substitution à l’ancien et très souvent de combinaison entre l’ancien et le nouveau) influent (voir comment et dans quelle mesure) la forme rationnelle dans laquelle la nouvelle conception est exposée et présentée, l’autorité (dans la mesure où elle est reconnue et appréciée d’une façon au moins générique) de la personne qui expose et des savants et des penseurs sur lesquels elle s’appuie, le fait pour ceux qui soutiennent la nouvelle conception d’appartenir à la même organisation (après être toutefois entrés dans l’organisation pour un autre motif que celui de partager la nouvelle conception) ? En réalité, ces éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui concerne les masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure », pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins hétéroclite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d’être décisifs; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise intellectuelle, qui flotte entre l’ancien et le nouveau, qui a perdu la foi dans l’ancien et ne s’est pas encore décidée pour le nouveau, etc.
C’est ce qu’on peut dire aussi de l’autorité des penseurs et des savants. Elle est très grande dans le peuple, mais il est vrai que toute conception a ses penseurs et ses savants à mettre en ligne et l’autorité est partagée ; il est en outre possible pour tout penseur de distinguer, de mettre en doute qu’il se soit vraiment exprimé de cette façon, etc. On peut conclure que le processus de diffusion des conceptions nouvelles se produit pour des raisons politiques, c’est-à-dire en dernière instance, sociales, mais que l’élément formel, de la cohérence logique, l’élément autorité et l’élément organisation, ont dans ce processus une fonction très grande, immédiatement après que s’est produite l’orientation générale, aussi bien dans les individus pris isolément que dans les groupes nombreux. On peut ainsi conclure que dans les masses en tant que telles, la philosophie ne peut être vécue que comme une foi. Qu’on imagine, du reste, la position intellectuelle d’un homme du peuple ; les éléments de sa formation sont des opinions, des convictions, des critères de discrimination et des normes de conduite. Tout interlocuteur qui soutient un point de vue opposé au sien, s’il est intellectuellement supérieur, sait présenter ses raisons mieux que lui, et lui clôt le bec « logiquement », etc. ; l’homme du peuple devrait-il alors changer de convictions ? simplement parce que dans la discussion immédiate il ne sait pas se défendre ? Mais alors, il pourrait lui arriver de devoir en changer une fois par jour, c’est-à-dire chaque fois qu’il rencontre un adversaire idéologique intellectuellement supérieur. Sur quels éléments se fonde donc sa philosophie ? Et surtout, sa philosophie dans la forme, qui a pour lui la plus grande importance, de norme de conduite ? L’élément le plus important est indubitablement de caractère non rationnel, de foi. Mais foi en qui et en quoi ? Avant tout, dans le groupe social auquel il appartient, dans la mesure où, d’une manière diffuse, il pense les choses comme lui : l’homme du peuple pense qu’une masse si nombreuse ne peut se tromper ainsi, du tout au tout, comme voudraient le faire croire les arguments de l’adversaire ; qu’il n’est pas lui-même, c’est vrai, capable de soutenir et de développer ses propres raisons, comme l’adversaire les siennes, mais que dans son groupe, il y a des hommes qui sauraient le faire, et certes encore mieux que l’adversaire en question, et qu’il se rappelle en fait avoir entendu exposer, dans tous les détails, avec cohérence, de telle manière qu’il a été convaincu, les raisons de sa foi. Il ne se rappelle pas les raisons dans leur forme concrète, et il ne saurait pas les répéter, mais il sait qu’elles existent parce qu’il les a entendu exposer et qu’elles l’ont convaincu. Le fait d’avoir été convaincu une fois d’une manière fulgurante est la raison permanente de la permanence de sa conviction, même si cette dernière ne sait plus retrouver ses propres arguments.
Mais ces considérations nous amènent à conclure à une extrême fragilité des convictions nouvelles des masses populaires, surtout si ces nouvelles convictions sont en opposition avec les convictions (même nouvelles) orthodoxes, socialement conformistes du point de vue des intérêts généraux des classes dominantes. On peut s’en persuader en réfléchissant à la fortune des religions et des églises. La religion où telle église maintient la communauté des fidèles (à l’intérieur de certaines limites imposées par les nécessités du développement historique général) dans la mesure où elle entretient en permanence et par une organisation adéquate sa propre foi, en en répétant l’apologétique sans se lasser, en luttant à tout instant et toujours avec des arguments semblables, et en entretenant une hiérarchie d’intellectuels chargés de donner à la foi, au moins l’apparence de la dignité de la pensée. Chaque fois que la continuité des rapports entre Église et fidèles a été interrompue d’une manière violente, pour des raisons politiques, comme cela s’est passé pendant la Révolution française, les pertes subies par l’Église ont été incalculables, et, si les conditions difficiles pour l’exercice des pratiques relevant de la routine avaient été prolongées au-delà de certaines limites de temps, on peut penser que de telles pertes auraient été définitives, et qu’une nouvelle religion aurait surgi, comme elle a d’ailleurs surgi, en France, en se combinant avec l’ancien catholicisme. On en déduit des nécessités déterminées pour tout mouvement culturel qui se proposerait de remplacer le sens commun et les vieilles conceptions du monde en général : 1. de ne jamais se fatiguer de répéter ses propres arguments (en en variant littérairement la forme) : la répétition est le moyen didactique le plus efficace pour agir sur la mentalité populaire ; 2. de travailler sans cesse à l’élévation intellectuelle de couches populaires toujours plus larges, pour donner une personnalité à l’élément amorphe de masse, ce qui veut dire de travailler à susciter des élites d’intellectuels d’un type nouveau qui surgissent directement de la masse tout en restant en contact avec elle pour devenir les « baleines » du corset. Cette seconde nécessité, si elle est satisfaite, est celle qui réellement modifie le « panorama idéologique » d’une époque. Et d’ailleurs ces élites ne peuvent se constituer et se développer sans donner lieu à l’intérieur de leur groupe à une hiérarchisation suivant l’autorité et les compétences intellectuelles, hiérarchisation qui peut avoir à son sommet un grand philosophe individuel; ce dernier toutefois, doit être capable de revivre concrètement les exigences de l’ensemble de la communauté idéologique, de comprendre qu’elle ne peut avoir l’agilité de mouvement propre à un cerveau individuel et par conséquent d’élaborer la forme de la doctrine collective qui soit la plus adhérente et la plus adéquate aux modes de pensée d’un penseur collectif.
Il est évident qu’une construction de masse d’un tel genre ne peut advenir « arbitrairement », autour d’une quelconque idéologie, par la volonté de construction (formelle) d’une personnalité ou d’un groupe qui se proposeraient ce but, poussés par le fanatisme de leurs convictions philosophiques ou religieuses. L’adhésion de masse à une idéologie ou la non-adhésion est la manière par laquelle se manifeste la critique réelle de la rationalité et de l’historicité des modes de pensée. Les constructions arbitraires sont plus ou moins rapidement éliminées de la compétition historique, même si parfois, grâce à une combinaison de circonstances immédiates favorables, elles réussissent à jouir d’une relative popularité, alors que les constructions qui correspondent aux exigences d’une période historique complexe et organique finissent toujours par s’imposer et prévaloir, même si elles traversent nombre de phases intermédiaires, où elles ne peuvent s’affirmer qu’à travers des combinaisons plus ou moins bizarres et hétéroclites.
Ces développements posent de nombreux problèmes, dont les plus importants se résument dans le style et la qualité des rapports entre les diverses couches intellectuellement qualifiées, c’est-à-dire dans l’importance et dans la fonction que doit et peut avoir l’apport créateur des groupes supérieurs en liaison avec la capacité organique de discuter et de développer de nouveaux concepts critiques de la part des couches intellectuellement subordonnées. Il s’agit donc de fixer les limites de la liberté de discussion et de propagande, liberté qui ne doit pas être entendue dans le sens administratif et policier, mais dans le sens d’auto-limites que les dirigeants posent à leur propre activité ou bien, au sens propre, de définir l’orientation d’une politique culturelle. En d’autres termes : qui définira les « droits de la science » et les limites de la recherche scientifique et ces droits et ces limites pourront-ils être proprement définis ? Il parait nécessaire que le lent travail de la recherche de vérités nouvelles et meilleures, de formulations plus cohérentes et plus claires des vérités elles-mêmes, soit laissé à la libre initiative de chaque savant, même s’ils remettent continuellement en discussion les principes mêmes qui paraissent les plus essentiels. Il ne sera du reste pas difficile de mettre en lumière le cas où de telles initiatives de discussion répondent à des motifs intéressés et n’ont pas un caractère scientifique. Il n’est, du reste, pas impossible de penser que les initiatives individuelles soient disciplinées et ordonnées, qu’elles passent à travers le crible des académies ou instituts culturels de tout genre et ne deviennent publiques qu’après avoir été sélectionnées, etc.
Il serait intéressant d’étudier concrètement, pour un pays particulier, l’organisation culturelle qui tient en mouvement le monde idéologique et d’en examiner le fonctionnement. Une étude du rapport numérique entre le personnel qui professionnellement se consacre au travail actif culturel et la population des différents pays serait également utile, avec un calcul approximatif des forces libres. Dans chaque pays c’est l’école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus grandes organisations culturelles, par le nombre du personnel occupé. Les journaux, les revues et l’activité libraire, les institutions scolaires privées, soit qu’elles complètent l’école d’État, soit qu’elles jouent le rôle d’institutions de culture du type universités populaires. D’autres professions incorporent dans leur activité spécialisée une fraction culturelle qui n’est pas indifférente, comme celle des médecins, des officiers de l’armée, de la magistrature. Mais il faut noter que dans tous les pays, encore que dans une mesure diverse, existe une grande coupure entre les masses populaires et les groupes intellectuels, même les plus nombreux et les plus proches de la masse nationale, comme les instituteurs et les prêtres; et que cela se produit parce que, même là où les gouvernants affirment le contraire en paroles, l’État comme tel n’a pas une conception unitaire, cohérente et homogène, ce qui fait que les groupes intellectuels sont dispersés entre une couche et l’autre et dans les limites d’une même couche. L’Université, quelques pays mis à part, n’exerce aucune fonction unificatrice ; souvent un libre penseur a plus d’influence que toute l’institution universitaire, etc.
A propos de la fonction historique remplie par la conception fataliste de la philosophie de la praxis, on pourrait en faire un éloge funèbre, en demandant qu’on reconnaisse son utilité pour une certaine période historique, mais en soutenant, et pour cette raison précise, la nécessité de l’enterrer avec tous les honneurs qui lui sont dus. On pourrait en réalité comparer sa fonction à celle de la théorie de la grâce et de la prédestination pour les débuts du monde moderne, théorie qui toutefois atteint son apogée dans la philosophie classique allemande et sa conception de la liberté comme conscience de la nécessité. Elle a été un doublet populaire du cri « Dieu le veut », mais pourtant, même sur ce plan primitif et élémentaire, elle marquait le début d’une conception plus moderne et plus féconde que celle contenue dans « Dieu le veut », ou dans la théorie de la grâce. Est-il possible que « formellement », une nouvelle conception se présente sous un aspect autre que l’aspect grossier et confus d’une plèbe ? Et toutefois l’historien, quand il a les perspectives nécessaires, réussit à préciser et à comprendre que les débuts d’un monde nouveau, toujours âpres et caillouteux, sont supérieurs au déclin d’un monde agonisant et au « chant du cygne » qu’il produit dans son agonie.
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