Fiche de lecture : Libres d'obéir

Libres d’obéir

De Johann Chapoutot

Libres d’obéir, sous-titré Le management, du nazisme à aujourd’hui est un essai historique qui parle, comme son nom l’indique, du management des hommes à l’époque des nazis.

Il décrit le parcours de vie de Reinhard Höhn, juriste et intellectuel allemand au service du IIIème Reich, et ses réflexions sur la disparition de l’État, sur le management, et sur l’espace vital (lebensraum, l’espace dont a besoin la race allemande pour vivre) .

Imaginons un nazi

Imaginez Herbert Backe, homme politique allemand né en 1896. Backe est un homme si loin de nous, il est né à l’époque des tsars de Russie dans ce qui est aujourd’hui la Géorgie, car son père, Allemand, y était pour affaires. Il rentre en Allemagne avec sa famille en 1918, s’occupe de subvenir aux besoins de sa famille tout en continuant ses études d’agronomie, et adhère très vite et très radicalement aux idées du NSDAP, et rejoint le parti nazi. Il est convaincu de la supériorité biologique et culturelle allemande, et prone un racisme décomplexé ainsi qu’une annexation des terres agricoles de l’Europe de l’est pour nourrir la race allemande (volk). Il s’engage en politique et est élu à l’assemblée parlementaire (landtag) de Prusse en 1932, tout en continuant de travailler l’aspect théorique (et disons-le, intellectuel) du nazisme en sortant une brochure nommée Paysan allemand, réveille toi (Deutscher Bauer erwache!), où il décrit le peuple russe
de “menteur, fanatique, arriéré”.

Backe est radical, extrémiste, et plait à Himmler. Avant d’être nommé ministre de l’Alimentation en 1942 il conçoit avec Goerring un grand plan d’affamement systématique des territoires d’Europe de l’est en vue de la colonisation future. Il assume stoïquement une mort certaine pour 30 millions de soviétiques, qu’il trouve même souhaitable. Homme brillant, il s’occupe du ravitaillement des troupes sur le front de l’Est où sa connaissance de la Géorgie est un atout indéniable, et prévoit l’approvisionnement en nourriture de Berlin pour éviter au Reich de subir une crise alimentaire à la fin de la guerre, tout en prévoyant de relancer la production de machine agricole pour préparer l’après guerre. N’ayant pas eu de responsabilité directement militaire (malgré son rôle à la SS), il est d’abord laissé libre avec son statut de Ministre de l’alimentation, puis est condamné en 1946 durant le procès des ministères, avant de se suicider dans sa prison.

Son parcours fulgurant en politique, son racisme, sa froideur dans l’exécution de millions de sous-hommes (untermensch), tout parait étrange, lointain, presque impossible, comme lorsqu’il raconte avec émotion depuis sa prison de Nuremberg les mots d’encouragement et de félicitation que lui avait adressé Hitler lui-même.

Mais dans sa brochure de 1932, apparaissent d’autres phrases telles que : “L’important est d’agir”, de “prendre des décisions rapidement”, “sans s’embarasser de scrupules bureaucratiques”. “Ne parlez pas, agissez!”. En paraphrasant ce document, votre directeur/leader/furher vous donne un objectif, il vous faut maintenant l’accomplir, parce que vous êtes la race des seigneurs, des maîtres, peu importe la manière, bref il recommande la plus grande élasticité, ne pas avoir de scrupule, faire vite et bien. Vous connaissez votre métier, vous connaissez votre objectif, ce n’est pas à moi (au nom du fuhrer) de vous dire quoi faire, ça c’est votre travail d’agent de terrain. Maintenant agissez.
Au 21ème siècle, on utiliserait pas le mot élasticité, on dirait agilité, flexibilité ou esprit d’initiative.

Stupéfaction

Cet être horrible, haïssable, est instantanément devenu contemporain. Backe n’est pas de notre siècle, mais il utilise les mêmes stratégies, les mêmes catégories de pensée, les mêmes schémas intellectuels. Il est comme beaucoup d’intellectuels du moment un darwiniste social, où le mérite seul détermine sa valeur. Seuls les plus valeureux survivent, seuls les plus efficaces survivent. Les humains sont dans un monde aux ressources limitées, le but est de les maîtriser, et de faire prospérer son espèce, car c’est de ça qu’il s’agit, de positionner hiérarchiquement les différentes races d’être humain dans cette arène mondiale.

Ce livre va donc nous montrer comment, malgré l’absolue horreur que représente cette époque, ce régime de pensée est résolument contemporain. Et c’est là probablement un des messages qui m’a semblé le plus violent. Les nazis étaient radicaux mais n’étaient pas en avance sur leur temps, n’étaient pas rétrogrades. Car leur mode de pensée était simplement d’actualité.

Cette méthode de management et cette vision de la société ne sont pas apparues de nulle part. Elles sont la conclusion logique des travaux de Spencer sur la darwinisme social, le fruit des recherches sur la taxonomie raciale (hiérarchisation des classes). À la même époque, il y avait par exemple une chaire de taxonomie raciale à la Sorbonne, à Paris.

Leur logique dénote donc d’une contemporanéité frappante, où l’idéologie scientifique (au sens de Gramsci) sert de justification pour les pires actions, où des managers déplacent froidement (Himmler dirait avec une décence remarquable) des populations affamées comme aujourd’hui un directeur d’usine déciderait d’offshorer le travail de ses employés, car c’est logiquement la meilleure solution à un problème donné, à un moment donné.

Finalement, Libres d’obéir nous parle de la logique qui a conduit à cette objectivation extrême du corps humain, abaissé à sa capacité productive, jusqu’à être utilisé littéralement comme une ressource[1].

Paradoxalement, l’image que j’avais des nazis était une machine bien huilée, des soldats qui marchent au pas, etc. La vérité est toute autre, le management nazi avait une conception non-autoritaire du travail, où l’opinion du travailleur était acceptée et où sa liberté et sa productivité s’épanouissait au sein même de son labeur. Où le travail procurait de la joie. Autre désillusion, l’État (qui s’est propagée sous sa forme la plus forte à cause du pire des juifs, Karl Marx) est rejeté en bloc par les penseurs de la race allemande. Ils y voient un appareil de contrôle et d’oppression de l’expression de la race aryenne. Ils préfèrent remplacer l’État (qui représente ce qui est statique, immobile, pachidermique) par des agences autonomes, des équipes avec un objectif clair, une durée et un budget limité.

Mon avis sur le livre

J’ai adoré, achetez-en, mangez-en.

Sur l’agilité, sur le management

La philosophie des modes de pensées et d’organisation qui est caché derrière l’auto-organisation (qui est comme Foucault disait, une économie de moyens de surveillance) est plus complexe qu’elle en a l’air.

J’avais déjà le sentiment que cette stratégie de liberté de moyen, sans liberté de fin était un artefact manipulatoire. Ça m’a pas mal conforté dans mon rejet de la chose militaire, et de son immiscion volontaire dans les CODIR ou COMEX de boites de conseil à la cool comme mon ancienne boite. Aller chercher chez les penseurs de la guerre les méthodes et recette d’une organisation efficiente et performante est donc resté dans les moeurs, à mon grand désespoir.

Ce livre est une bonne introduction à l’aliénation du salariat.

Sur le nazisme

Beaucoup de faits historiques passionnants, des réflexions profondes, et finalement beaucoup de préjugés sont tombés. En dernière analyse, ce management était pensé conjointement pour l’idéologie nazie, pour le politique, et pour l’économique. En ça le régime fut participatif car il visait à produire un consensus, quitte à vivre à crédit sur le reste de la population (via la saisie des biens immobiliers des juifs, l’exécution des citoyens inutiles, etc.).

Petit bémol

Ce livre aurait pu complémenter adéquatement cette histoire du management par un passage sur l’internalisation des demandes de supérieur, et sur les effets de cette violence.

Quelques citations

Assuré de l’autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et à la fixation des objectifs, l’exécutant se trouvait d’autant plus responsable - et donc, en l’espèce, coupable - en cas d’échec de la mission.

Höhn à propos des soldats français ayant ridiculisé la Prusse avec Napoléon :

A partir de 1792, les Français ne se battent plus pour un cabinet, un ministre ou pour un roi mais, très concrètement, pour eux-mêmes, pour la forme qu’ils souhaitent donner à leur vie.

Penser ne signifie donc pas participer à la plus haute réflexion, mais être apte à la plus basse. Il ne s’agit pas de réfléchir aux objectifs et de les critiquer, mais d’être en mesure de les atteindre par une adaptation optimale du combat au terrain. […] L’officier de terrain, comme le cadre, ne participe en rien à la définition de l’objectif, car celui-ci lui est assigné dans les limites d’une tâche à remplir. Il ne lui appartient pas de décider qu’il faut prendre telle colline, ou atteindre tel point, ou de répudier cet objectif comme parfaitement absurde. Son unique liberté est de trouver par lui-même, de manière autonome, la façon de prendre ou de l’atteindre. Il est donc libre d’obéir.

C’est une injonction contradictoire, ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul des moyens est constitutif d’une aliénation au travail dont on connaît les symptomes psychosociaux : anxiété, épuisement, burn-out, etc.

Attention au faux-sens

Le but du livre n’est pas de dire que le management a des origines nazies (cette science précède le régime de plusieurs décennies. Simplement de remettre dans un contexte historique les pensées qu’ont eu des technocrates, des managers et des intellectuels allemands du IIIème Reich à propos de management.

Si vous voulez voir un autre avis :

Vous trouverez sur le blog d’Arnaud Bailly sa fiche de lecture : Fiche de lecture

Si vous ne voulez pas lire le livre :

Vous pouvez aussi voir Johann Chapoutot donner une conférence de 2 heures à ce sujet : lien youtube
Vous pouvez aussi lire une interview de l’auteur : [lien ADN] (https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/nouvelles-gouvernances/comment-nazisme-inspire-management-moderne/)

[1] : d’où la violence l’utilisation du terme Ressource humaine…

Written on February 5, 2020

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