“On recherche des développeurs passionnés !” dit l’annonce. Pour un rendez-vous galant ou un poste de dév ?

Passion est un mot qui évoque l’amour de son travail, l’intensité, le professionnalisme. On le retrouve sans surprise dans de nombreux livres sur le software craftsmanship.

Quelques citations :

Getting software right is hard. It takes knowledge and skills that most young programmers haven’t yet acquired. It requires thought and insight that most programmers don’t take the time to develop. It requires a level of discipline and dedication that most programmers never dreamed they’d need. Mostly, it takes a passion for the craft and the desire to be a professional

Bob Martin, Clean Architecture

Some developers are more experienced than others but there is one thing they all share: passion. The great thing about passionate developers is that they are constantly learning and are very happy to share what they know.

Sandro Mancuso, the Software Craftsman

Pour info, il y a 89 occurences du mot passion et passionate dans le livre de Sandro Mancuso.

Mais la passion, comme de nombreux autres mots est polysémiques. Explorons ensemble l’origine du mot et ses différentes définitions.

La passion du christ

La passion originelle, celle du christ, décrit les évènements qui annoncent et accompagnent la mort de Jesus de Nazareth. Le mot passion vient du latin passio qui vient du grec pathos et veut dire souffrance. C’est donc un moment long et intense de réelle souffrance qui prouve l’abnégation de Jesus.

Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien

Isaiah 53

Il n’y a pas de passion sans souffrance, et c’est là l’aspect le plus important du voyage final christique. La passion n’est pas que de l’amour pour les gens, c’est être aussi près à souffrir pour prouver son amour.

La passion en philosophie

Au sens classique, la passion désigne tous les phénomènes dans lesquels la volonté est passive, notamment par rapport aux impulsions du corps. Au sens moderne, la passion est une inclination exclusive vers un objet, un état affectif durable et violent dans lequel se produit un déséquilibre psychologique (l’objet de la passion occupe excessivement l’esprit).

Par exemple, pour Aristote elle désigne des égarements de jugement qui nous écartent de nos devoirs naturels. Pour Descartes elle désigne les émotions. Elles sont contrôlables et leurs mécanismes sont à la portée de chacun, à condition d’apprendre à se connaitre. (Les passions de l’âme)

Pour Spinoza, elle désigne une idée confuse, imaginaire et abstraite par laquelle l’esprit affirme une augmentation ou une diminution de la force d’exister de son corps.

Selon Hegel, la passion est la tendance puissante qui pousse un individu ou un peuple à unifier toutes ses énergies spirituelles et physiques pour créer une œuvre artistique, technique ou politique unique, originale et déterminante dans le cours de l’histoire.

Cette dernière définition philosophique se rapproche de sa définition littéraire.

Un état irraisonné

Dans le sens littéraire maintenant, la passion décrit un état affectif intense et irraisonné qui domine quelqu’un.

Ce sens est pathologique. Une passion, c’est être affecté intensément par un objet, être dominé, soumis à cette passion. La violence, l’abnégation, la souffrance et l’intensité guide les individus épris de passion. Ce qui conduit aux crimes passionnels, les homicides et souffrances causés par un trop grand amour.

Même si les crimes passionnels n’ont jamais existé en tant que tel dans le droit Français, avant 1975, le caractère passionnel pouvait constituer une circonstance atténuante. Les crimes (souvent des féminicides) de ce type ont fait l’objet d’une certaine indulgence de la part des tribunaux et de la société, car il était considéré que la passion amoureuse pouvait faire perdre le contrôle de soi-même dans les cas extrêmes, notamment de jalousie.

Autrement dit, on tuait par passion et la passion était une manière de dissimuler l’aspect systémique des violences conjugales. Un féminicide évoque de la violence conjugale, met l’accent sur la dépendance, la soumission à l’homme, plus généralement à la domination masculine. Un crime passionnel évoque un amour fou, incontrôlable, et réciproque. La manière dont l’assassinat de Marie Trintignant par Bertrand Cantat en 2003 a été relayé dans les journaux en est un exemple flagrant. C’est une idéalisation de la relation violente¹.

Le sens euphémisé

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Il ne vous a pas échappé que le sens courant de la passion est significativement plus faible aujourd’hui. Il désigne maintenant un état vaguement sérieux et motivé. Un synonyme vaporeux de professionnalisme et énergique.

Par contre il est important de remarquer que si le terme n’est pas que flou et euphémisé, il est maintenant essentiellement positif. Tout le monde veut une équipe de passionnés qui se lancent à corps perdu dans les nouvelles technologies, font de la veille technique, lisent des articles, ont le sens du travail bien fait, ne comptent pas leurs heures, assistent à des conférences de dév, etc. Compte-tenu des autres sens du mot, moi je serais plutôt inquiet de travailler avec un passionné. Il risquerait de me jeter par la fenêtre à la première revue de code.- Aujourd’hui tout le monde est passionné dans ses lettres de motivation. Tout le monde recrute des passionné·es. Tout le monde veut des managers ultra-motivés, prêts à travailler le weekend pour rattraper le retard et répondre aux mails des clients. Et tout ce beau monde saute d’emploi en emploi à la recherche de l’environnement de travail qui sera aligné parfaitement à sa passion, et justifiera de se jeter à corps perdu dans un nouveau projet motivant. Parce que si on était pas à 150% sur le poste précédent, c’est sûrement que les collègues étaient pas assez passionné·es.

Même les projets sont maintenant décrits comme passionnants.

Mais c’est pas ça la passion, la passion peut détruire votre carrière et votre vie personnelle.

Le modèle dual de la passion, l’harmonie et l’obsession

Robert J Vallerand², professeur de psychologie à l’université de Montreal, a proposé un modèle dual de la passion, et en propose une nouvelle définition qui unifie le sens classique et le sens contemporain.

La passion se définit par une très forte inclinaison pour une activité auto-définissante ³ que les individus aiment, trouvent importante et dans laquelle ils investissent du temps et de l’énergie. Le modèle pose l’existence de deux types de passion (harmonieuse et obsessive) et associe chacune avec des déterminants, aboutissements et processus psychologiques différents.

La passion harmonieuse vient d’une internalisation autonome de l’activité dans l’identité propre, incitant les individus à s’investir dans l’activité qu’ils aiment. Autrement dit, l’individu choisit de consacrer un temps de plus en plus important dans une activité qu’il aime (sport, musique, code, etc.). Cette situation aboutit à une grande adaptabilité de l’individu, l’objet de son désir entre en harmonie avec ses activités professionnelles ou interpersonnelles, lui procure de la joie et une capacité à contrôler sa vie.

La passion obsessive quant à elle provient d’une internalisation contrôlée et est ressentie comme un incontrôlable désir de s’investir dans l’activité aimée. Autrement dit des forces extérieures contraignent l’individu à aimer ce qu’il fait, par exemple des parents qui forcent un enfant à devenir un prodige du piano ou du foot. L’hypothèse du modèle de R.J. Vallerand décrit que les individus obsessifs adaptent beaucoup moins leur activité chérie à leur vie professionnelle et interpersonnelle. Ils voient toujours leur activité comment une passion, mais leur incontrôlable désir de pratiquer rentre en conflit avec le reste de leur vie. Ils attestent ⁴ d’une plus grande fréquence de conflit dans la vie perso à cause de l’activité, d’une interdépendance toxique entre leur travail et eux-mêmes. Ils et elles sont indispensables dans leur travail.
Un exemple de passion obsessive très courant selon ce chercheur se trouve chez les infirmières. Leur identité personnelle est toute entière projetée dans leur profession, elles mettent souvent leurs vie personnelle de côté (plus gros taux de divorce dans le médical ⁵), ont une image négative d’elles mêmes ⁶, et pour finir sont très sujettes aux burnouts.

Conclusion

Ne pensez pas que je cherche à vous dissuader de votre passion. Tous les grands projets ne sont-ils pas issus de cerveaux tenaces passionnés de leur art ? Devons-nous tous aspirer à devenir Linus Torvalds ? La tenacité est-elle la plus grande des aspirations ? La recherche suggère qu’il y a différentes formes de tenacité et d’attachement à une activité, les passionnels obsessifs tendent à persister dans leurs efforts même quand il devient raisonnable d’arrêter. Les passionnels harmonieux tendent à être plus flexibles et finalement plus heureux.

Le type de passion est important, pas que pour le travail, mais pour les autres champs de la vie. Quelle est votre passion, de quel type est-elle ? Trouvez-vous de la sincère satisfaction dans votre travail, ou travaillez-vous pour prouvez des trucs aux autres ? Arrivez-vous à décrocher, ou pensez-vous inlassablement aux projets en cours ? Est-ce vraiment raisonnable d’apprendre un framework web pendant 200 heures pour le voir disparaître dans un brouillard 3 ans plus tard quand un nouveau framework l’aura immanquablement remplacé ? Moi je sais que je regrette avoir passé du temps à apprendre Elm.

Peut être qu’au lieu de rechercher des collègues passionné·es et des projets passionnants ⁷, on devrait rechercher des équipes accueillantes où l’on peut exprimer ce qu’on aime faire, tout en sachant que le monde ne s’arrêtera pas de tourner pendant nos vacances.

J’ai connu la passion, j’ai connu l’ennui. J’ai préféré l’ennui.

Terry Pratchett, la huitième couleur

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