Généalogie du professionnalisme, se surveiller et se punir

Je ne supporte plus les injonctions au professionnalisme. Il y en a partout. Voilà ce que c’est qu’être une vraie développeuse. Voilà ce que c’est d’être un bon développeur. Vous pouvez pas vous dire craftsman si vous vous comportez pas en professionnel. Etc.

Je pourrais vous citer 50 posts linkedin sur le professionnalisme et le craftsmanship mais je vais en citer qu’un d’Alexandre Fillatre (un type que j’apprécie sincèrement avec qui j’ai travaillé chez CDiscount) dans un post public :

J’ai vraiment du mal à comprendre comment autant de personnes qui font du #developpement leur métier sont fières de dire qu’ils ne font rien en rapport avec le dev hors des heures boulot. Je ne parle pas du tout de continuer à bosser pour son entreprise sur son temps perso, mais simplement de s’intéresser à son métier, à sa passion. Lire un bouquin de techniques de dev, regarder une conférence, tester un nouveau langage, aller à des meetups, etc… Savoir développer ça ouvre tellement de possibilités, que c’est vraiment dommage de n’en rester qu’à un strict 9h/18h. Et ce n’est pas souvent dans les tâches quotidiennes du travail que l’on progresse le plus, car l’expérimentation a moins sa place que sur un projet perso. Vous êtes d’accord avec moi, ou bien je suis trop idéaliste ? C’est peut-être mon esprit #crafts qui parle.

(Le but de Linkedin est de créer de l’engagement donc des commentaires, des likes et des débats. C’est attendu qu’il faut être polémique pour faire parler de soi, notamment la partie 9h/18h)

C’est vrai ça comment ça se fait que des gens font du développement leur métier et ne travaillent pas en dehors des horaires de bureau ?

Cette histoire de passion du développement logiciel, du professionnalisme, du craftsmanship et du clean-codeur commencent lentement à me sortir par les oreilles.
Comme un symbole, le titre complet de Software Craftsman est :

The Software Craftsman: Professionalism, Pragmatism, Pride (Sandro Mancuso)

J’ai donc décidé de traduire librement un article de Ted Lee, un chercheur américain qui a étudié le professionnalisme chez les archivistes américains et l’histoire du professionnalisme.
Annonce publique n°1 : Ce n’est pas une traduction stricto-sensu, je prends beaucoup de liberté sur la forme du contenu, j’ai réorganisé des chapitres et supprimé ceux qui me semblaient inadaptés à notre contexte. J’ai aussi adapté les exemples proposés au contexte français et j’y insère parfois mes réflexions personnelles. Néanmoins le fond de l’article et le raisonnement viennent de Ted Lee.
Annonce publique n°2 : cet article est très très long, et part un peu dans tous les sens, si vous avez une idée de comment remettre ça en ordre ou découper en plusieurs morceaux, n’hésitez pas à me proposer des améliorations.

Quand les infirmières et les caissières sont devenues des professionnelles

Avec le COVID sont apparues de nombreuses contradictions du capitalisme moderne, précisément de l’organisation du travail. L’une des plus marquantes a été l’annonce des travailleurs essentiels. Quand les commerces se sont arrêtés, en même temps que les usines et les entreprises se sont fermées pour essayer d’endiguer la rapide montée de l’épidémie, certains secteurs professionnels ont été déclarés essentiels à l’organisation de la société, son squelette en quelque sorte. Paradoxalement, ces secteurs comptaient parmi les emplois les moins bien payés de notre organisation du travail. Ce paradoxe étant visible de tous, la conclusion que tout le monde en quarantaine a tiré depuis chez soi en ce mois d’avril 2020, c’est que si les emplois essentiels étaient les seuls emplois non-superflus, ces travailleurs et travailleuses méritaient une revalorisation à hauteur de leur importance dans la société et du sacrifice qu’ils et elles étaient en train de vivre. Au lieu de quoi ils et elles ont reçu des louanges, des applaudissements et des qualificatifs tels que héros et héroïnes. Autrement dit, rien de bien consistant. Une augmentation, peut être pour certaines, mais qui compensera à peine la hausse des salaires qui n’a pas suivi l’inflation de ces 20 dernières années.

Comment on est arrivé là ? Comment ça se fait qu’on dise à des enfants que si elles ne travaillent pas bien, elles finiront caissières, mais que dans le même temps on les applaudisse et les considère comme essentielles ? Pour creuser le sujet qui est plus complexe qu’il n’y parait, revenons en arrière. Harold Wilensky écrit en 1964 un article “The professionalization of everyone” où il considère que tôt ou tard, tous les travailleurs et toutes les travailleuses deviendront des professionnelles. Ça peut sembler évident en 2021 parce que le sens du mot a évolué, mais ça ne l’était pas du tout en 1964. Pourquoi donc était-ce controversé ? Aujourd’hui tout le monde doit être professionnel, doit agir comme un professionnel. Lorsqu’un prestataire ne finit pas correctement son travail, on n’hésitera pas à lui asséner la plus vive critique entendable dans le monde du travail, il manque de professionnalisme.

C’est quoi le capitalisme ?

Pour comprendre le professionnalisme, il faut comprendre le capitalisme, et peu de choses sont plus difficiles à définir que le capitalisme. Selon à qui je demande ça peut être:

  • le marché libre
  • la recherche du profit
  • les entreprises
  • la monnaie
  • le libéralisme

Or toutes ces choses précèdent le capitalisme. Ce qui a été créé au 17ème siècle en Angleterre c’est l’idée de propriété des moyens de production. À l’époque c’étaient les champs, plus tard c’étaient les usines et les machines. Le capitalisme, c’est de dire que celui qui possède les moyens de production possède ce qui est produit par les moyens de production. Si des ouvriers agricoles travaillent dans votre vigne, le vin qu’ils produisent est à vous. Si les ouvriers goûtent le vin qu’ils ont produit, cela s’apparente à un vol. En échange du travail (on parle aussi de l’activation des moyens de production) l’ouvrier reçoit un salaire qui est décidé par le patronat, et décide ensuite du prix et des modalités de vente de la production.

Ce cadre définit la relation de domination entre les propriétaires (ceux qui possèdent les moyens de productions) et les prolétaires (ceux qui ne les ont pas) et est la base du marxisme. Cette relation économique basique nous permet maintenant d’introduire la notion de professionnel.

Le professionnel

Maintenant, pensons à un médecin au 19ème siècle. Que produit-il ? Rien, il ne fabrique pas de vin, ni de chaise. Il vend un service, le soin, qui est essentiel au fonctionnement d’une société. Mais c’est pas un bien qu’on peut créer et échanger dans un marché. Et que signifie les moyens de production pour un médecin ? Certes il a besoin d’outils, de seringues et d’équipement, mais ce dont il a le plus besoin, c’est de ses connaissances. Ses connaissances sont le moyen de production qui lui permettent de soigner. Ça lui a demandé des années d’études, des efforts, de l’intelligence et de la mémoire, et en échange de quelques pièces, vous bénéficiez de sa connaissance pour vous soigner. Avec une analyse marxiste des rapports de production, ils sont à la fois le moyen de production, le travail et le travailleur.

À partir de là les interprétations diffèrent.

  • Wilensky voit les professionnels comme une réponse naturelle, rationnelle et scientifique au capitalisme.

  • Magali Larson voit le professionnalisme comme une stratégie économique où les fournisseurs de services (docteurs, artisans) se rassemblent et créent un mini-monopole en contrôlant l’accès à la profession et en créant artificiellement la rareté.

  • Hannes Siegrist voit le professionnel comme un fournisseur de service à destination quasi-unique de la bourgeoisie qui en imite les manières?

  • D’autres encore proposent que les professionnels proviennent des guildes de métier médiévales

Quelle que soit la raison d’être des professionnels, une chose est sûre: les professionnels ne rentrent pas dans la dichotomie classique du capitalisme propriétaire des moyens (les bourgeois) ou travailleurs exploités pour le profit (les prolétaires).

La définition du professionnel

Voici comment Eliot Friedson le définit :

Un concept intrinsèquement ambigu, populaire et aux multiples facettes

Mais comme je sens que ça ne vous avance pas beaucoup, on peut regarder ce qui est commun aux différentes professions étudiées (généralement le droit, la médecine, l’ingénierie, parfois la stratégie militaire, l’enseignement).

  • Un corpus de connaissance ésotérique que les professionnels déclarent maîtriser
  • Un accès restreint à la profession
  • Un process formalisé ou institutionnalisé pour pratiquer (généralement via un cursus scolaire)
  • Un esprit de camaraderie, d’entraide entre pairs
  • Être un travailleur autonome (être son propre patron), et réguler soi-même son champs professionnel
  • Une éthique de travail orientée service, qui va replacer la profession dans un but moral, au-dessus du simple aspect mercantile.

Pour un médecin au 19ème siècle, ça veut dire :

  • Connaître la médecine
  • Interdire aux gens de pratiquer la médecine
  • Proposer un cursus de médecine à l’université
  • S’entraider
  • Travailler de manière autonome, laisser des médecins réguler le champ professionnel
  • Respecter le serment d’Hippocrate.

Il y a évidemment un certain prestige à pratiquer la médecine, et même si la situation est financièrement intéressante, les médecins ne sont pas intéressés par s’enrichir. Ils se soucient avant tout de la santé et du bien-être de leurs patients et respectent leur confidentialité. Leur code moral est impeccable.
Avec cette forte éthique vient une croyance de la société : un docteur qui chercherait uniquement la gloire et l’argent (d’autant plus quand c’est aux dépens de la santé du patient) ne serait pas uniquement un mauvais docteur, mais une mauvaise personne.

Il y a cette idée que les docteurs ont un standard moral élevé et un sens de l’effort qui justifient leurs positions dans la société. Ils jouissent de ces capitaux (économiques, culturels et symboliques) parce qu’ils sont simplement de meilleurs citoyens. Ils sont plus dévoués, et plus enclins à travailler corps et âmes pour la santé de leurs patients. À l’époque devenir un professionnel n’était pas simplement devenir plus compétent ou un meilleur ouvrier, mais un meilleur individu.

L’arrivée du capitalisme

Au XIXème siècle

L’arrivée du capitalisme et de l’industrie est très violente pour la classe ouvrière. Certains enfants anglais commençaient à travailler à partir de 4 ans (en Angleterre The Factory Act (1833) interdit le travail d’enfant avant 9 ans) et les ouvriers travaillent très régulièrement 70h par semaine. Se déclenchent une série de conflits sociaux violents entre ouvriers et bourgeois, avec ce qu’on a appelé le Luddisme lorsque les ouvriers se rebellait en détruisant les machines à tisser en jetant leurs sabots à l’intérieur des engrenages. Ce qui a donné le mot sabotage.

Pour se défendre au 19ème siècle les ouvriers avaient deux choix : se syndiquer ou devenir une profession. Le but était similaire : créer les meilleures conditions de travail et s’assurer un salaire suffisant, mais la manière de faire était différente. Les syndicats recherchaient une identité prolétaire (de l’entraide entre les différents corps de métier, une collaboration contre le patronat, une emphase de l’artisanat) et les professionnels recherchaient une identité plutôt bourgeoise (l’accumulation individuelle de connaissances, la recherche de statut social, être reconnu expert, la neutralité politique, etc.).

Si vous étiez une femme, ou un immigré, ou les deux, vous n’aviez que très peu de chance d’être syndiqué et encore moins d’être une professionnelle. Dans ces cas là, si vous aviez ne serait-ce que la chance de participer dans le marché du travail, c’était souvent dans un contexte brutal, non-régulé, non-reconnu, et dans l’incapacité totale d’organiser la défense de vos conditions de travail.

Au XXème siècle

Le début du vingtième siècle marque la grande époque des syndicats et des professions. L’appartenance à l’un ou l’autre était l’assurance de prospérité et d’une vie dans la classe moyenne. La plupart des champs qui ont essayé de se professionnaliser n’ont pas réussi à devenir aussi respecté que les médecins ou les juristes et sont devenus ce qu’on a appelé des semi-professions. Ces champs avaient certaines propriétés d’une profession, mais manquaient d’une ou plusieurs facettes. La plus rare étant l’auto-régulation du champ professionnel, il y a peu de professions qui peuvent interdire à vie l’un de ses membres de pratiquer, comme le font la médecine et la loi.

L’aspect le plus facile à obtenir est l’éthique orientée service, et c’est ce qui était recherché en premier par les travailleurs soucieux de se professionnaliser. Tout ce dont on avait besoin était d’inclure (d’endoctriner) une morale et un sens civique citoyen de son travail. On ne travaillait plus pour devenir riche, mais pour servir la société et son prochain. Au delà de l’aspect bêtement marketing, l’aspect était psychologique, les travailleurs voulaient se savoir utile, savoir qu’ils étaient des bons citoyens. Beaucoup de travailleurs et de travailleuses sont tombées dans ce piège : les infirmières, les bureaucrates, les instituteurs, les professeurs, les vendeurs de voiture, les bibliothécaires, tous ont commencé à adopté les pratiques des professions originelles, et d’adopter un comportement professionnel.

Le néolibéralisme

[Notes du traducteur] : La définition du néolibéralisme est toujours sujet à débat, la définition utilisée ici est dans le contexte américain et est donc le néolibéralisme américain, l’héritier du keynésianisme. Il peut être rapproché de l’ultra-libéralisme, qui donne la priorité à l’action libre des individus contre toute “emprise” de l’état, et laisse l’ordre social se faire dicter par une sorte de darwinisme social. Mais en réalité, le néolibéralisme et l’ultra-libéralisme sont différents selon Walter LippMann et Dewey (au colloque de Lippmann en 1938). Pour aller plus loin et comprendre les différences je vous suggère de lire “Il faut s’adapter” de Barbara Steigler.

Rappel historique

Pour rappel, après la grande dépression des années 30, Franklin Roosevelt décide de lancer un new deal qui est sensé protéger le peuple et augmenter le rôle de l’état sur le marché (il y a encore des débats sur l’intérêt économique) du New Deal.
Durant les années 1970, une série de crises économiques perturbent encore une fois le rêve capitaliste. Mais cette fois-ci, la réponse apportée aux crises est de libéraliser encore plus le marché, de repousser les limites. Si ça ne marche pas, c’est que l’état intervient encore trop. Ça signifie souvent une dérégulation drastique et la suppression de tous les programmes gouvernementaux et les structures et institutions centralisées. Tout le monde, tous les aspects de la vie doivent être soumis à un marché libre si on veut que les grands gagnants s’enrichissent et que les mauvais disparaissent du marché ou se fassent racheter.

La perversion du néolibéralisme

Un des aspects les plus pervers du néolibéralisme a été de changer sa propre substance.

Les néolibéraux célébraient le capital, mais désiraient aussi que les agents (les individus, les institutions, les entreprises) se comportent comme un capital, ils devaient pouvoir s’adapter, se transformer, être mobile être fongible et générer soi-même ses propres profits en investissant en eux-mêmes.

L’idéal n’est plus d’être un salarié, encore moins un travailleur. L’idéal est d’être un entrepreneur. Capable de se motiver soi-même, de se remettre en question, de se marketter, de se vendre, de se réorienter, de se former, d’être à l’écoute du marché, de trouver sa passion dans l’emploi. Car pour le néolibéralisme qui hérite du darwinisme social, ne pas travailler signifie mériter de mourir; pas uniquement de manquer matériellement des moyens d’existence mais de mourir métaphoriquement, émotionnellement et psychologiquement. Ne pas travailler est perdre son identité en tant qu’individu (qu’est ce que tu fais dans la vie ? qui signifie quel est ton travail ?).

Ça peut paraître étrange aujourd’hui mais avant les années 80, c’était facile de savoir qui était un capitaliste (c’était un patron, quelqu’un qui possédait des moyens de production). Nous savions que nous vivions dans une société capitaliste, nous connaissions notre rôle et notre classe dans cette société (prolétaires). L’arrivée du néolibéralisme a permis de recentrer (faussement) les moyens de production dans l’individu. Elle a (faussement) redéfini le moyen de production en tant que travail, et donc a redéfini tous les travailleurs en capitalistes vu qu’ils étaient propriétaires de leurs moyens de production. Les problèmes de la société n’étaient pas structurels ou systémiques mais des problèmes individuels.

[Notes du traducteur] : Ces changements ont entrainé des néologismes dont la sémantique me semblent assez flagrante. Une femme de ménage qui doit élever seule ses enfants était appelé “une exploitée” dans les années 60. On désigne par là une action, un processus (l’exploitation), une victime (l’exploitée) et donc potentiellement un oppresseur, un exploiteur. Dans la même situation on dirait maintenant qu’elle est défavorisée. C’est la même personne, sauf qu’au lieu d’utiliser un terme qui désigne une structure d’oppression structurelle, on utilise maintenant un terme qui la qualifie individuellement comme n’ayant pas eu de chance.

Les professions (médecine, juridique) ont historiquement toujours été en porte-à-faux avec la notion de marché-libre, le fait de réguler l’entrée au marché et la pratique les placent dans une position où elles décident du prix des prestations et ne sont pas en guerre les uns contre les autres. Mieux que ça, l’état protège légalement la pratique de ces professions.

Les effets du néolibéralisme sur l’emploi

Avec l’évolution des marchés de plus en plus rapide durant le XXᵉ siècle, il se passe après la seconde guerre mondiale ce que Guy Standing a appelé une féminisation du marché du travail. Les femmes étaient auparavant exclues du marché du travail formel et cantonnées au travail domestique qui, en tant que travail gratuit, ne crée pas de valeur pour le système capitaliste. Elles entrent ensuite petit à petit sur le marché du travail typiquement dans des emplois temporaires, avec des horaires flexibles avec le salaire horaire minimum. Elles travaillent souvent dans plusieurs domaines différents utilisant des compétences diverses pour s’adapter aux différentes tâches qu’on demande d’elles.
Le travail évolue et est découpé en tâches simples, voire simplistes. Le savoir-faire se décompose en compétences, ce que Standing a appelé le de-skilling de l’emploi, la perte de savoir-faire. Au lieu de former des travailleurs et travailleuses à savoir, connaître et comprendre l’ensemble d’un artisanat (comme les compagnons du devoirs), on cantonne ses tâches à un tout petit périmètre.
Certaines catégories d’emplois perdant toute exigence de savoir-faire, il est donc possible de remplacer les travailleurs par des travailleuses payées moins cher et avec des horaires flexibles.

Résultat, de plus en plus de femmes entrent dans le marché du travail alors que des hommes en sortent, et acceptent des conditions de travail qui ont été refusées ou renégociées dans le passé par les syndicats.

La manière dont l’emploi s’est féminisé est visible dans la manière dont les femmes sont arrivées dans les emplois. En médecine par exemple, des fonctions tierces sont apparues (aide-soignant, manipulateur-radios, auxiliaire de puériculture, technicien biologie, secrétaire médicale, etc.) qui nécessitent moins de formation, sont moins bien rémunérées et moins prestigieuses que le métier de docteur et dont la majorité des effectifs est féminine.

La féminisation du travail

Cristina Morini après Guy Standing a travaillé sur la féminisation du marché du travail au XXIᵉ siècle et notamment sur le rôle des femmes dans les travaux du numérique (ce qu’on a aussi appelé capitalisme cognitif). C’est la capacité des travailleurs à manipuler des idées et des concepts numériquement plutôt que de déplacer des outils en travaillant sur des produits finis. La quintessence de ce travailleur est le développeur ou la développeuse, capable de manipuler un langage de programmation afin de produire un logiciel. Les avancées technologiques ont comme propriété de réorganiser de deux manières le travail à l’ère du numérique :

  • l’espace est réorganisé, le travail n’est plus confiné au bureau, mais accessible en télétravail
  • le temps est réorganisé, les heures de travail contractuelles ne sont plus aussi strictes, il devient possible de travailler autant que possible pour les travailleurs et travailleuses.

De la même manière, cette réorganisation s’est appliquée aux travaux des femmes. Le travail féminin original étant celui de la maternité qui demande d’être capable de travailler à toute heure de la journée. Le raisonnement de Morini est de dire que la réorganisation du travail a transformé l’entreprise en une famille dont les salariés doivent s’occuper de la même manière qu’une mère doit s’occuper de sa famille, être toujours prête à répondre à un mail ou à un collègue qui a besoin d’informations. Pour Morini le XXIᵉ siècle n’a donc pas uniquement changé la nature du travail, mais la nature des travailleurs et travailleuses elles-mêmes. Les individus tendent maintenant à avoir une position adaptable, oblative et sacrificielle, en deux mots à adopter une attitude maternelle quant à leur travail.

La précarisation comme liberté

Isabell Lorey dit que la précarité est un fait nouveau du capitalisme de la fin du 20ème siècle. Non pas que les formes initiales de capitalisme n’avaient pas de précarité, mais qu’à ses débuts le capitalisme sortait de la précarité un nombre croissant d’individus. L’aspect productif (et croissant) du capitalisme protégeait les individus, d’abord les classes moyennes, puis les professionnels, puis les travailleurs syndiqués. Certes certaines classes de travailleurs et travailleuses restaient dans la précarité mais leur nombre se réduisait d’année en année.

Isabell Lorey observe qu’une des pirouettes du capitalisme est de représenter la précarité comme la liberté. De manière similaire aux idées de féminisation du travail moderne de Morini, l’idée est de rendre la précarité désirable pour les travailleurs. Ainsi, on ne présente pas les chauffeurs Uber comme ayant des horaires à rallonge et des conditions de travail imprévisible. Non, les chauffeurs Uber sont des entrepreneurs qui travaillent quand ils en ont envie. Ainsi la féminisation du travail n’est pas l’utilisation patriarcale de l’infériorité des femmes, c’est leur offrir la liberté de travailler en dehors du traditionnel 9h-17h pour avoir un complément de revenu en plus de leur responsabilité du travail domestique. Le capitalisme cognitif féminisé n’est pas en train de vous transformer en une mère allaitant son patron via des emails et messages Slack durant le weekend, il est en train de donner un sens à votre travail. La précarité n’est plus quelque chose dont il faut se protéger, la précarité des conditions de travail devient une vertu à rechercher qui amène liberté et indépendance.

La fluidité du travail et la surveillance

Le travail, on l’a vu, est devenu liquide, il s’immisce, s’étend, se décentralise. Il devient plus profitable et facile à exploiter, mais aussi plus dur à contrôler. Comment s’assurer que le télé-travailleur ne prenne pas de pause-pipi trop longue ? À l’usine, le contremaitre peut vérifier qui s’est arrêté de travailler. Maintenant comment faire pour que les travailleurs et travailleuses travaillent avec autant d’acharnement que si leur manager était derrière eux? On pourrait mesurer leur travail, mais comment s’assurer de la cadence quand le travail est intellectuel et dur à quantifier ? On connait la difficulté à mettre en place des KPIs utiles de performance, faut-il compter les lignes de code? le nombre de bugs produits ?

Certaines personnes seront autonomes et pourront être productives malgré le manque de surveillance. Certaines seront même plus productives à distance qu’avec un surveillant derrières elles.

Récapitulons

Récapitulons, le travailleur et la travailleuse modernes parfaits sont autonomes, capables de s’auto-organiser, de s’auto-réguler. Ils voient leur value économique en fonction d’un ensemble varié de compétences sans produire directement quelque chose et recherchent un but dans leur vie plutôt qu’un salaire.

Oh, on dirait des professionnels.

Et les professionnels, on l’a dit, ont un statut symbolique intéressant. Ils sont admirés par leurs compétences (qui coïncident avec le marché capitaliste du travail) et leurs vertus (qui coïncident avec le marché capitaliste du travail) qui les font apparaitre comme distingués, intelligents, cultivés et compétents ; en un mot : professionnels. Et les gens apprécient d’être appelés des professionnels. Les champs professionnels qui subissent les dérégulations, la féminisation du travail (dans le sens de Cristina Morini), la précarisation essaient maintenant de devenir des professions. Mais ce qu’on observe, c’est qu’on attend d’elles et d’eux d’avoir une attitude professionnelle, une dévotion et une passion, mais aucun des bénéfices économiques ni symboliques qu’on associait historiquement aux professions.

Soudainement, le professionnalisme qui était à côté de la plaque du capitalisme historique trouve dans les années 1970 une place parfaite dans le marché néolibéral du travail.

Et c’est ironique, car en 1940 une secrétaire professionnelle ou un vendeur de meuble professionnel aurait été franchement risible. Parce qu’“être professionnel” est une manière totale de vivre sa vie, d’être son métier (dans ce cas-là, sa profession), une manière de voir le monde et d’y souscrire très précise.
Le professionnalisme constituait donc un imaginaire d’aspirations et d’émotions que les employeurs pouvaient utiliser, comme le dit Fournier pour “contrôler la marge croissante d’indétermination et de flexibilité du travail”. Transformer un travailleur qu’il faut contrôler en un agent capable de se surveiller lui-même, de se motiver lui-même. Qu’il soit son propre patron, mais dans le mauvais sens du terme.

Les valeurs du professionnalisme

Les valeurs du professionnalisme rapprochent le travail du sacré et le travailleur devient un grand prêtre. La vocation (qui était un terme plus puissant avant de devenir un synonyme de travail) vient du latin vocare, pour appelé. C’était le terme utilisé quand Dieu lui-même décidait pour quelqu’un quel serait son travail, ce qui rendait le-dit travail sacré, voire consacré.
De la même manière, le professionnalisme élève le travail à un rang symbolique plus élevé. Dans Keywords, The new language of Capitalism, les auteurs pointent que beaucoup de buzzwords portent une connotation religieuses. Prenez par exemple le mot “passion”. Un développeur pour réussir son entretien d’embauche doit être “passionné”, mais le mot prend ses racines dans la souffrance du Christ sur sa croix. La passion des saints a finalement fait d’eux des martyrs. Est-ce que ça signifie qu’il faut être passionné par l’informatique ou par son travail ? Ettarh dit :

Tu ne manges pas de la passion, tu ne payes pas ton loyer avec de la passion. La passion, la dévotion et l’émerveillement ne sont pas de bonnes sources de revenu. L’histoire de Saint Laurent de Rome est peut-être noble, mais être un martyr ne fait pas vraiment un bon plan de carrière.

En dernier recours, le capitalisme a si bien convaincu que nous devons agir en professionnels qu’il y a un grand bagage émotionnel à se faire qualifier de non-professionnel. Parce que nous savons que cette critique est une insulte à notre valeur personnelle, intrinsèque. Une critique de notre moralité. Et donc nous avons tous accepté l’idée que nous devons nous comporter en professionnels même si peu d’entre nous profitent de tous les avantages qu’on associe traditionnellement aux professionnels.

Pour finir

Bien sûr, cette mode professionnalisation a aussi des avantages. S’attendre à ce que des travailleurs et travailleuses se comportent comme des professionnels va aussi avec l’attente pour les individus d’être respecté et considéré comme des adultes. Ça peut vouloir dire plus de liberté, un sentiment collectif de fierté à faire un travail difficile. C’est aussi utilisé dans la négociation (souvent ratée) de meilleures conditions de travail ou d’une meilleure rémunération. Le professionnalisme ouvrier permet à certains et certaines “de garder un sens de dignité et d’apporter une certaine morale à la réalisation des tâches les moins agréables. Notamment celles et ceux dont le travail n’est pas symboliquement valorisé, mais essentiel” (Mc Cann et al).

Encore cette locution “travail essentiel”. Ambulanciers et ambulancières, infirmières et infirmiers, caissières et femmes de ménage. Tous ces travailleurs et travailleuses essentielles, mais dont le travail n’est que peu valorisé. Cependant, on attend d’eux qu’ils agissent en professionnels, mais qu’est-ce que ça signifie pour eux ?

Ça signifie travailleur pour le bien de la société et faire advenir le bien commun avant le profit personnel. S’ils osent demander durant la crise du COVID une réévaluation de leurs conditions de travail, c’est complètement déplacé. Est-ce qu’ils réalisent que nous sommes au milieu d’une crise sanitaire ? Est-ce que c’est bien le moment d’exiger de l’argent ? Pourquoi est-ce que les docteurs, eux, ne demandent pas de revalorisation ? Pas comme ces râleuses d’infirmières… Être professionnel, c’est être dans une posture sacrificielle pour le bien commun. Et s’il y a bien une chose que la bourgeoisie apprécie, c’est bien de sacrifier les autres pour ses intérêts. Et cette image est si bien implantée en nous que nous désirons nous sacrifier pour le bien commun.

Donc nous pouvons donner une prime aux infirmières, mais pas trop élevée. Il ne faudrait pas qu’elles puissent croire qu’elles travaillent pour l’argent et non pas pour le bien des concitoyens. On voit ici apparaître un début de réponse à la question de David Graeber dans Bullshit Jobs: Pourquoi est-ce que les travailleurs les plus utiles sont payés les moins chers ?

Parce que nous sommes toutes et tous des professionnels maintenant et les professionnels ne font pas ça pour l’argent, ils font ça par amour du travail bien fait.

Sauf que nous n’avons pas décidé des règles du jeu.

Ce sont les capitalistes qui l’ont fait.

Retour au Craftsmanship

Maintenant qu’on a précisé l’histoire de la notion de professionnalisme, revenons à nos moutons, au Craftsmanship avec le post Linkedin :

J’ai vraiment du mal à comprendre comment autant de personnes qui font du #developpement leur métier sont fières de dire qu’ils ne font rien en rapport avec le dev hors des heures boulot. Je ne parle pas du tout de continuer à bosser pour son entreprise sur son temps perso, mais simplement de s’intéresser à son métier, à sa passion. Lire un bouquin de techniques de dev, regarder une conférence, tester un nouveau langage, aller à des meetups, etc… Savoir développer ça ouvre tellement de possibilités, que c’est vraiment dommage de n’en rester qu’à un strict 9h/18h. Et ce n’est pas souvent dans les tâches quotidiennes du travail que l’on progresse le plus, car l’expérimentation a moins sa place que sur un projet perso. Vous êtes d’accord avec moi, ou bien je suis trop idéaliste ? C’est peut-être mon esprit #crafts qui parle.

On voit mieux, tout de suite, le problème à tenir ce genre de discours. L’intérêt du craftsmanship, c’est-à-dire d’avoir une attitude qu’on dirait professionnel, c’est de retrouver une fierté de faire son travail, certes. Mais c’est aussi une manière d’individualiser la formation professionnelle (tu ne dois pas te former au travail, tu dois aussi te former sur ton temps de repos), de montrer la passion (vocabulaire religieux) qui t’anime, et de s’assurer que les individus aient une attitude d’étudiant éternel, alors même que les salariés et salariées ne récoltent pas les fruits (les profits) de leur travail. Autrement dit, en pratique, le craftsmanship c’est l’assurance d’avoir un salarié qui voit sa vie comme une entreprise et qui s’aliène lui-même, au profit de son patronat.

Pour aller un peu plus loin

Livres à Lire

“Il faut s’adapter” de Barbara Steigler

“Surveiller et punir” de Michel Foucault

“Bullshit Jobs” de David Graeber

Articles

C’est illégal, mais j’ai ces articles au format PDF et je peux vous les envoyez si vous me les demandez par email

“The theory of Professions : State of the Art”, de Eliot Friedson

“The feminization of labour in cognitive capitalism,” de Cristina Morini, Feminist Review 87 (2007).

“State of Insecurity: Government of the Precarious” de Isabell Lorey ,Verso, 2015.

“The Appeal to Professionalism as a Disciplinary Mechanism”, the Sociological Review vol 47 (1999)

“Still Blue-Collar after all these years ? An ethnography of the Professionalization of Emergence Ambulance Work”, Journal of Management Studies, de McCann et al.

Corollaire de ça

[Notes du traducteur]

Si vous vous arrêtez quelques minutes pour y réfléchir, vous connaissez probablement de nombreuses personnes qui acceptent des conditions de travail médiocres, voir carrément dégueulasses à qui l’on demande de faire des sacrifices pour assurer un bon service aux clients. Dans mon entourage proche, j’ai l’exemple d’une amie vétérinaire à qui on demande de travailler 6 jours par semaine, parfois 7, pour assurer les gardes et les rendez-vous à la clinique vétérinaire de sa ville de campagne. Or, si l’équipe est sous-dimensionnée et doit multiplier les heures supplémentaires sans récolter un salaire proportionnel au temps de travail réél, c’est uniquement parce que les salariées sont pressurisées à faire “du bon travail” et “être professionnelle”, même si ces salariées ne sont pas les propriétaires de leur propre moyen de production (la clinique vétérinaire). Les propriétaires de la clinique sont parfaitement contents de faire travailler leurs salariées à 150% et ainsi faire le même chiffre d’affaire que d’habitude avec 30% de masse salariale en moins. Les propriétaires sont dans une position où la lutte sociale n’existe pas, il n’y a pas de syndicat, uniquement de la négociation directe salariée <-> patronat.

https://medium.com/@teioh/professionalism-will-not-save-us-but-organizing-just-might-12a3d57ed87

https://medium.com/@teioh/we-are-all-professionals-now-or-how-did-grocery-workers-become-heroes-4cba3ffcc034

Written on October 6, 2021

Sociologie Craftsmanship